Quartier Japon (QJ) : Pour resituer les choses, j’interviewe plusieurs mangaka de Quartier Japon, avec chacun une expérience différente, pour permettre à chacun d'exprimer sa réalité de dessinateur ou d’apprenti dessinateur, pour permettre à nos élèves mais aussi à tout autre lecteur enfant ou adulte, de voir différentes facettes de la réalité d'un mangaka
À ce jour j'ai commencé par interviewer
Thomas (Portrait d’un mangaka 1) qui a déjà édité des mangas qu'il a réalisés,
Jordan (Portrait d’un mangaka 2) qui est plutôt illustrateur-professeur de manga,
Nacira (Portrait d’un mangaka 3), qui intervient aussi sur les conventions et fait des cours,
Shiva (Portrait d’un mangaka 4), lycéen qui commence à donner des cours de manga et qui a notemment une activité de graffeur.
Dans un premier temps, tu peux te présenter ?
Charlotte P. (CP) : Moi, c'est Charlotte. A la base, je suis scientifique de formation : j'ai fait une thèse et un doctorat en neurosciences ; donc c'est un bac + 8. J'étais chercheuse en laboratoire.
Après ma thèse à Paris, je suis partie travailler aux États-Unis, toujours en laboratoire en science, pendant 2 ans et demi, avant de revenir. Après, j’ai cherché un peu ma voie et j'ai essayé d'autres métiers : j'ai travaillé dans le conseil en financement de l'innovation ; donc un métier avec lequel on travaille uniquement avec de grands patrons, des entrepreneurs… Ensuite, je suis partie dans une société de services, toujours pour les laboratoires, où j'étais la coordinatrice scientifique de l'activité de la société. Après quoi, je suis de nouveau partie, travailler dans une start-up en cancérologie du travail, sur l'analyse d'images avec l'intelligence artificielle. Je travaillais alors dans l'équipe marketing et j'étais en charge de tout le contenu scientifique. Mais la boîte s'est plantée suite au Covid.
A cette époque, je prenais des cours de manga chez Quartier Japon et c'est là que David, le professeur de manga, m’a dit « Charlotte, si tu veux changer de voie, c'est maintenant ou jamais. Sinon, après, tu auras des regrets ! »
A la base, j’ai toujours dessiné depuis que je suis petite, surtout l'univers Disney ; même quand j'étais au collège. Au début, je voulais faire les Beaux-Arts ; j'ai participé au concours dédié à la ville Angoulême où j'ai été affichée ! Le dessin a toujours fait partie de ma vie, mais je l'ai lâché un bout de temps, à cause des sciences.
Grâce à un atelier de manga que l'on m'a offert, chez Quartier Japon, j'ai remis le doigt dans le dessin et surtout dans le manga et, depuis, je ne peux plus en sortir ! J'aime trop ça ! Puis, comme Quarter Japon, via Stéphane et David, vous m'aviez donné la chance de donner des cours, pendant des stages et des ateliers manga que vous organisiez, maintenant, j'ai pu complètement me reconvertir !
Aujourd'hui, je travaille dans le dessin : je travaille à des projets d'illustrations, je donne des cours et je vais en conventions pour vendre mes dessins. Je m'éclate trop ! Je ne regrette surtout pas d'avoir changé ; je ne veux plus jamais remettre les pieds dans un bureau !!
QJ : D'après toi, notamment au regard du portrait d'autres mangakas et notamment de Nacira - qui est à la croisée des deux activités, est-ce que cela a été quelque chose de facile pour toi, de faire la bascule et te consacrer uniquement au dessin manga ?
Si ta dernière boîte ne s'était pas plantée, tu aurais pu faire cette bascule ? Ou tu aurais commencé à te consacrer au manga tout en ayant une activité professionnelle on va dire plus socialement stable ?
CP : Dans un premier temps, je ne pense pas que j'aurais gardé les deux activités en parallèle. Car j’avais commencé à le faire juste avant que la boîte ne se plante et je me sentais en fait frustrée : quand j'étais au bureau, je me disais « tout ce temps-là, je le perds alors que je pourrais dessiner ! ». Moi, je suis plutôt tout ou rien et pas à moitié.
Je n'ai jamais eu trop peur du risque. De toute façon, dans mon premier métier, il n'y avait pas plus précaire que la recherche ! Ca ne me dérangeait pas, de savoir que je n'aurais pas de résultats avant quelques mois et, après quelques mois, de perdre mon taf. En gros, je ne sais pas pourquoi, mais je me suis toujours dit que je pourrais rebondir d'une manière ou d'une autre.
La transition n’a été pas facile dans le sens où je quittais quelque chose que j'avais fait pendant plus d'une quinzaine d'années. Certes, j'aimais la science - donc c'est dur de quitter quelque chose que j'aimais - mais grâce au conseil de David… D'ailleurs, j'ai failli retourner et retomber dans la science, car quand David m’a donné ce conseil, la boîte proposait de me réembaucher. Mais c'est à ce moment-là qu’il m'a dit « Charlotte, tu vas risquer plus tard, si tu ne tentes pas maintenant de faire ce que tu veux et te lancer dans le manga, d’avoir des regrets plus tard ». C'est pour ça que j'ai suivi ses conseils.
Je ne regrette pas du tout, parce que c'est un mode de vie que je préfère : l'autonomie, l'autogestion. En étant dessinateur, on a quand même des contacts car on est en relation avec des clients, avec des élèves, avec Quartier Japon ; c'est riche en interactions, d'une part. D'autre part, quand on a envie d'être tranquille, on peut l'être, pour dessiner.
Donc, ce nouveau statut est extrêmement satisfaisant et je me sens mieux, alors que dans un travail de bureau, tu as tellement de contraintes : les horaires, les règles, les gens… Il y en a aussi, bien sûr, dans le travail d'artiste, mais je ne les vis pas comme des contraintes. Donc je n'ai aucun regret.
La transition n'était pas facile, parce que c'était une activité inconnue pour moi, de me lancer dans le dessin, dans le sens où, même si j'avais déjà donné des cours et vendu des dessins avant, me dire que désormais mon activité allait être à 100 % dessin… Est-ce que je vais en vivre ? C'est plutôt ça la question.
Comme je n'ai pas peur de me planter et de rebondir après – je n'ai pas eu de grosses grosses difficultés à ce niveau-là jusqu’à présent - la vraie difficulté pour moi, ça a plutôt été tout l'aspect administratif à devoir faire, au début de cette nouvelle activité. Ce n'est pourtant pas très compliqué mais je déteste ça. Cependant, il faut le faire. Maintenant que c’est derrière moi, je suis vraiment très très contente d'avoir franchi le pas. Je me demande même comment j'ai fait pour tenir, jusque-là en fait, sans l’avoir fait !
QJ : Pour resituer, tu as quel âge ?
CP : 39 ans. Il faut écouter son cœur, parce que, si on ne le fait pas, après, on est malheureux, de rester dans son moule. C'est vrai que c'est confortable de suivre la voie que l'on nous trace, mais ce qu'on est bien au final quand on l’a créée soi-même ! C'est vrai que c'est dur, en fait, de se poser des questions « Est-ce que c’est ce que j'aime bien vraiment ? Est-ce que ça me convient vraiment ?... » C’est vrai que c'est très important, mais ce n'est pas facile de se poser ces questions. Au final, on est gagnant : jamais de la vie, il ne faut rester dans un poste dans lequel on est triste !
QJ : A présent, tu peux nous parler de ton nouveau quotidien de dessinatrice ? Est-ce qu'il y a des choses qui sont faciles, confortables ? Est-ce qu'il y a eu d'autres aspects qui sont plus compliqués, du moins au sens où tu ne l’avais pas imaginés, avant, qu’il y aurait ces aspects ? Ou tu n’avais pas anticipé ces complexités ? Parle-nous de ton quotidien.
CP : Mon quotidien, c'est surtout d'apprendre à gérer mon temps, au sens où on est tout seul pour tout faire : on est son chef d'entreprise. Il faut que tout fonctionne, tout en même temps, donc il faut gérer l'administratif, la relation client, la gestion de son image, la production de dessins… Donc tout faire ça tout seul, sans aide.
Ce qui est difficile, c'est le manque de partage des tâches. Quand on a un questionnement, il faut se tourner vers quelqu'un qui l'a déjà rencontré. Ce n'est pas au sein de ta boite que tu as la ressource. Plutôt, tu ne reposes que sur toi-même au jour le jour. Quand on est dans une boîte à plusieurs, on est formaté : il y a Untel qui fait telle chose ; donc on va lui basculer la tâche.
Mais dans un sens, c'est quand même très cool de faire tout ça, seul, parce que justement j'adore tout ce qui est diversifié. Je déteste la routine !
Donc que ce soit en administratif ou en dessin ou en relation client, quand on est seul, il y a toujours un truc nouveau que l'on découvre, qu'il y a gérer. Ainsi, le quotidien, c'est réussir à gérer ces tâches d'auto-entrepreneur versus le temps que tu dois te donner pour dessiner.
Ce qui est bien, c'est que je n'ai pas une journée type : je peux passer plusieurs jours à dessiner et plusieurs jours à faire de l'administratif. Mon quotidien, par contre, est très rythmé notamment par les cours que je donne. C'est-à-dire que j'ai des impératifs : je dois être tel jour à telle heure à tel endroit. En fait, ce qui est bien, c'est qu’au quotidien, je m'adapte en fonction de ce que j'ai à faire ; ça change tout le temps. J'ai l'impression, en tout cas, de beaucoup plus travailler que quand j'étais en entreprise.
Par contre, on ne ressent pas du tout pareil, entre travailler pour soi ou dans une entreprise : on se sent beaucoup plus responsable. Ce qui est normal, d'ailleurs, parce que si on ne fait pas une tache ou une autre, personne ne le fera à ta place. Ca peut être un peu flippant, mais en fait, c'est génial ! Ca, c'est le côté entrepreneur-commerce, que l'on doit développer si l'on veut en vivre et ça, c'est stimulant.
En fait, j'aime pouvoir alterner des phases calmes, tranquilles, quand je dessine, et des phases « il faut prospecter, il faut regarder ce que la concurrence fait, comment je pourrais mieux développer mon affaire au sens de de comment je vais vendre mes illustrations, est-ce que je vais donner davantage de cours ailleurs… ». C'est génial, car mon quotidien n’a pas du tout de côté routinier. Je ne veux pas du tout que ça soit routinier, parce que dans mes anciens jobs, quand j'avais des tâches récurrentes à faire, j'étais au bout de ma vie. J'aime ce qui est nouveau, ce qui est challenge. Même si c'est flippant, le nouveau, c'est très stimulant ! On ne s'ennuie pas, donc pour ça, pour l'instant, je ne veux pas retourner dans une vie de bureau.
QJ : Une autre question : comment vois-tu le la prochaine étape, le futur et ton évolution ?
CP : Concernant mon futur proche, je vais te donner deux futurs idéaux.
A propos des cours que je donne, c’est devenir encore meilleur pédagogue et de fédérer vraiment tout le temps tout le monde autour des cours que je donne. Quand je donne des cours en groupe, je ne sais pas ce que les participants pensent actuellement de mes cours, mais je veux que les gens, quand ils viennent à mes cours, ils se disent « Chouette, on va faire un cours avec Charlotte ! » Ou alors, « Je vais apprendre plein de choses ! » ou « On va faire des choses, réaliser des projets qui vont me permettre de me lancer (dans mon souhait de devenir mangaka par exemple) ». En gros, c'est donner le smile aux gens, tout en leur permettant de progresser. Donc, c'est vraiment de devenir encore meilleur prof que je ne le suis qu’actuellement.
Toujours dans le futur proche, un autre futur idéal, c'est développer mon activité d'illustratrice : que l'on fasse de plus en plus appel à moi pour des projets de dessin. Donc, c'est vraiment développer mon activité, parce que je n’en suis qu'au début.
Quelle forme, cela pourrait prendre ? : que l’on m'appelle pour développer des projets que j'aime énormément.
J'en ai en effet plusieurs :
Tout ce qui est réalisation d'affiche, des visuels ; ça, j'adore !
J'aimerais aussi réaliser des couvertures de livres écrits, réaliser des livres pour apprendre à dessiner mais aussi des histoires illustrées. En gros, j'adore les livres !
Créer un manga, ce n'est pas encore à l'ordre du jour. Ce n'est pas pour l'instant, parce que je veux faire tout ça, comme indiqué, dans le futur proche.
Dans un futur un peu plus lointain, mon futur idéal, c'est devenir une illustratrice avec un style affirmé : que l’on reconnaisse mon style et que l’on vienne me voir pour mon style. C'est ça mon vrai futur ! C'est ce que tous les illustrateurs rêveraient : qu'on les reconnaisse pour le leur propre style.
QJ : Et dans ta vie, en tant qu'individu qui effectue ce nouveau métier : ton futur, tu le vois comment ?
CP : Mon futur, en tant que personne, c'est continuer à m'éclater ! C'est le côté enrichissant de cette activité : recevoir des retours positifs, quand on a un impact sur le bonheur des gens, au sens où nos dessins touchent les gens. Par exemple, quand je fais un portrait manga et que la personne qui le découvre est émue ; c'est le meilleur des cadeaux !
En gros, quand on fait un dessin qui touche les gens, au sens où la personne qui le reçoit dit « Ah c'est mignon, c'est beau. Ah, c'est trop triste ! »… C'est génial ; c'est le meilleur retour que l'on puisse avoir en tant qu'individu !
Je voudrais, par les histoires que je raconte ou par les dessins que je fais, que cela puisse toucher les gens. C'est très bateau de dire ça, mais c'est un vrai truc que j'ai découvert. Par exemple, quand on est en convention, au contact des gens et qu'ils nous font un retour direct sur nos dessins ! Certes, ça peut être effrayant au départ, le jugement de l’autre, mais c'est énergisant au possible. Ca rebooste, ça donne envie de continuer à partager avec les autres !
QJ : En quoi pouvoir toucher les autres avec tes dessins, tes productions, c’est si important pour toi ?
CP : Je pense qu'on ne se dit pas ces choses-là dans la société et dans nos vies de tous les jours : on ne partage pas assez nos sentiments ; ça peut être mal vu.
Alors qu'on en est plein : on est des êtres humains et on a besoin de se parler de nos sentiments les uns les autres, que ça soit de la colère, la tristesse, la joie, l'amour…
Ca nous mobilise tous, ça va tous nous toucher d'une manière ou d'une autre et on aura tous ces sentiments à un moment ou à un autre. Ca fait du bien, de ne pas se sentir seul dans ses sentiments. C'est d’ailleurs pour ça que les conventions manga fonctionnent beaucoup : parce que tout le monde se réunit autour des mêmes passions ; on a besoin de partager des choses et donc de partager les sentiments, ce que l'on ressent autour d'un dessin ou autre. Ca fait du bien, on en a besoin ; c'est vital de partager ça, vraiment !
Quand on est en convention, quand ce sont des enfants, ils disent directement les sentiments qu’ils ont, ce qu'ils ressentent « Madame c'est trop beau. Madame, c’est ceci-cela, sur votre dessin ». Par contre, les adultes ne disent pas directement leurs sentiments et ils ne les expriment pas. Ils ne les partagent pas directement ; ils apprennent à cacher ce qu'ils ressentent.
Quand il s'agit d'un dessin ou d’une autre forme artistique, on s'autorise mieux à dire ce que l'on ressent ou au moins à ressentir quelque chose, même sans le dire. Donc, voir de l'art, ça nous permet d'assumer ce que nous en ressentons.
C'est vital, d’enlever les barrières et les filtres que l’on érige au fur à mesure de notre éducation, puis oser se laisser toucher par quelque chose d'artistique ou pas.
Quand on travaille en entreprise, on apprend à se contenir et à ne pas dire tout le temps ce que l'on ressent. On rentre dans un carcan et, à force, ça peut nous apprendre à ne plus vraiment ressentir, à ne plus nous laisser l'occasion de ressentir quelque chose.
Donc, ça fait du bien, le cinéma, la chanson, le dessin, la peinture, … ; on a besoin de ça pour se sentir bien !ils apprennent à cacher ce qu'ils ressentent.
Comments